Traduit de l’allemand par Isabelle Taillandier
Dans le groupe d’adolescents, il y en avait un qui ne disait pas un mot. Il réfléchissait à ce que ses camarades avaient dit. Il écoutait et ne savait pas bien pourquoi cela le rendait triste. Il pensait : « L’un croit que la décadence est splendidement écartée et que le renouveau apparaît nu, dans sa rayonnante pureté, porté par les ailes du mouvement wandervogel. L’autre, fort peu modeste, s’imagine membre d’une société occulte, croit tout savoir sur notre avenir, se prend pour le dépositaire des secrets du cosmos. Le troisième pleure de peur ou de joie, et une sensibilisation pathologique du système nerveux semble être pour lui l’aboutissement de notre époque. Nous sommes bien étranges… » […] « C’est quand même étrange, pensait celui qui ne disait rien, c’est ainsi que nous nous quittons. Ceux qui se sont tenus sur le seuil de la vie, comme nous aujourd’hui, ont-ils toujours éprouvé cette sensation d’étrangeté mêlée de curiosité ? Nous n’avons pas les mêmes rêves. Que deviendront-ils ? Et qu’en sortira-t-il ? Il y en aura forcément un parmi nous chez qui tous ces désirs et rêves convergeront. Que deviendra-t-il ? » (Avant la vie)
Son avantage s’appelait « jeunesse ». Sa seule conviction était que rien ne lui paraissait impossible. Il avait vingt ans et s’appelait Peter Brockmann. Sans être plus doué qu’un autre, ce qui le distinguait toutefois était la conscience enthousiaste de sa propre valeur. Il faisait aveuglément confiance à son sourire, à l’éclat de ses yeux bleu gris. Il se croyait irrésistible quand il rejetait sa tête en arrière d’un air têtu, puis secouait triomphalement sa chevelure blonde. Il se savait bien bâti et d’une élégance estudiantine désinvolte : le chapeau posé effrontément sur le front, le manteau militaire avec épaulettes et ceinture. Si moi, je ne suis pas sûr de réussir, qui devrait y croire ?, se disait-il, avec raison. C’est ainsi qu’il affronta le monde afin de le conquérir. (En face de la Chine)
Klaus MANN (1906-1949) est un écrivain allemand. Fils cadet de Thomas Mann, il grandit entouré des intellectuels et des artistes allemands les plus importants de son époque. Il commence sa carrière littéraire à 18 ans, puis voyage énormément avec sa sœur aînée Erika. Violemment opposé au national-socialisme, il s’exile dès mars 1933 et fonde à Amsterdam une revue proposant des textes d’auteurs combattant le nazisme. Lui-même publie deux romans importants : Méphisto (1936) et Le Volcan (1939). Après la guerre, marqué par les suicides d’amis proches, inquiet du devenir de l’Allemagne, conscient de la crise morale européenne, il se suicide à Cannes.