Traduit du danois par Jacques Privat & Christian Bank Pedersen
Le voilà ! Les cous se tendent. Les yeux s’arment de jumelles. Le fiancé traverse l’église avec son témoin, au milieu de haies de têtes curieuses et de corps serrés. Il est grand, brun, peut-être un peu trop mince ; sa chemise blanche est lisse, sans un pli, son chapeau bas est doublé de bleu. En l’observant avec attention, on pourrait croire que ses paupières sont maquillées, mais ce ne sont peut-être que des cernes bleutés. Tandis qu’il monte vers le chœur, le murmure se propageant d’invité en invité le poursuit : c’est tout son passé qui chuchote autour de lui. « Quel âge a-t-il ? -Trente ans. Il était beau autrefois, mais aujourd’hui, il n’en reste plus grand-chose. -Non, c’est certain : il est complètement chauve. -Oui, rien d’étonnant à cela. -Où peut-elle bien être maintenant ? -Qui ? -Emilie, je la connaissais bien. Toute maigre, elle faisait de la couture chez la conseillère. -Et lui, comment était-il ? -Puis elle est arrivée à l’établissement. -Vous vous souvenez sûrement d’elle. (Devant l’autel)
Peu après son mariage, il avait publié un grand recueil, une série de poèmes datant principalement de la période où il se rapprochait de Martha. Depuis, il avait très peu écrit, lisait un peu, publiait quelques articles critiques pour un hebdomadaire, autrement rien. Martha en parlait rarement, et si elle le faisait, il se plaignait toujours du manque de sujet. Il ne voyait rien. Ces quatre mots, je ne vois rien, devinrent le cauchemar de sa vie. Elle était comme paralysée par une peur qui la rongeait : au fur et à mesure que l’homme en lui prenait de l’ampleur, le poète allait-il donc disparaître ? Il ne pouvait quand même pas se contenter de vivre ? (La femme du poète)
Herman BANG (1857-1912) est une figure incontournable de la littérature danoise. Eprouvant des difficultés à s’intégrer dans la société de son époque, en partie à cause de son homosexualité, il fait de fréquents séjours à l’étranger. Son style impressionniste (mot avec lequel Claude Monet l’a caractérisé), présent dans ses romans comme dans ses nombreuses nouvelles, participe incontestablement de l’originalité de son œuvre.