Marion, la nuit venue, aime à conduire au-delà du raisonnable sur les départementales désertes du canton. Mais il n’en a pas toujours été ainsi, particulièrement sur cette route en lacets qui serpente jusqu’au fond de la vallée, à travers l’ancienne forêt de chênes et de hêtres. Plus bas, lorsque celle-ci se domestiquera en traversant une succession de châtaigneraies en déshérence, Marion lèvera le pied. Peu à peu la vallée se meurt, et le souvenir de Jocelyn avec elle. Encore quelque temps et il ressemblera à ces vieux séchoirs abandonnés qui hantent les clairières et où il est préférable de ne pas s’aventurer en raison des planches pourries. Çà et là, coincées entre deux lattes de bois, subsistent quelques bogues desséchées semblables à de vieux oursins aux épines cassantes. Du moins Marion le voudrait-elle. Six mois que Jocelyn a disparu sans la moindre explication. (Le temps des châtaignes)
Le café est brûlant. Il avance la lèvre, aspire une petite gorgée précautionneuse, tout en se faisant la réflexion que Juliette raffole des pinces de crabes farcies. Cette fois il sourit franchement, ce sera chinois. Soudain, il s’étrangle. Un peu de liquide lui ressort par les narines. Il s’essuie avec le revers de la main, la serveuse aurait mieux fait de lui proposer une serviette en papier. D’un coup, il est nettement moins compréhensif. Pour autant, le café n’y est pour rien. Quelque part, derrière lui, on vient de commencer à jouer du piano : Nom de Dieu ! Pour l’instant ce ne sont que des notes pour se chauffer les doigts, des gammes qui montent et redescendent le clavier. Du piano ! C’est insupportable, cette lubie d’installer partout ces foutus instruments de musique en libre-service. Impossible d’être tranquille. Pourquoi, aussi, n’a-t-il pas vérifié avant de s’asseoir ? Il serait allé s’installer ailleurs. A l’autre bout du hall, ce n’est pourtant pas l’espace qui manque. Le plus loin possible, il pourrait encore le faire. Mais d’un autre côté, il est avide, avide et anxieux d’entendre les notes jaillir dans son dos. C’est là tout le drame. (Rien que le silence)
Bertrand Runtz est né à Paris en 1963, sous la butte Montmartre. Après avoir commencé à travailler auprès de jeunes dans une maison de quartier, il publie en 2005 un premier roman, Amère, sélectionné pour le prix Roblès. Depuis, il alterne nouvelles et romans, avec une prédilection affirmée pour la forme courte, par exemple Cette fragilité, en dépit de tout… (2008), L’effroyable beauté de vivre (2016), Deux soeurs, Deux frères (2019). Par ailleurs, il anime régulièrement des ateliers d’écriture.