Traduit de l’espagnol par Isabelle Taillandier
La grenade est-elle vraiment plus belle que le melon ou la pastèque ? Son succès réside dans le fait qu’elle pend, vivante, dans les airs, et qu’elle ne pousse ni ne bombe à ras du sol. Qui chante la beauté de la pomme de terre, ou du souchet ? Il y a donc tant de différences entre un souchet et une cerise ? Le rouge est-il plus beau que l’ocre ? Tu as déjà regardé un souchet de près ? Tout ça parce qu’on méprise ce qui pousse en bas. Qui chante la beauté des racines pour les racines elles-mêmes et non pour ce qu’elles représentent ? Les toiles d’araignée ont plus de succès, mais que peuvent envier les racines les plus fines, en minceur et légèreté, aux fils d’une toile d’araignée ? Les mineurs font plus pitié que les bouseux, même s’ils travaillent moins ; parce qu’ils travaillent sous terre. Quant aux aviateurs, ce sont des aristocrates, parce qu’ils sont en hauteur. Les cimes ont plus de renom que les ravins, sans lesquels pourtant elles n’existeraient pas. (Le contraire est aussi vrai). On dit que les violettes sont humbles parce qu’elles fleurissent près de la terre. Tant d’injustice parce que les hommes enterrent leurs morts. Et pour montrer leur mépris, ils appellent la pomme de terre tubercule et il n’est pas agréable de se faire traiter de patate. Sans parler de ces autres noms horribles : patate, navet, et le comble des horreurs : topinambour… On traite mieux ceux qui sortent leur tête à l’air : l’oignon, l’ail, le poireau. Et encore mieux ceux qui s’élèvent, voulant oublier leur condition inférieure, self made women de la création, nouvelles riches de la terre, les savoureuses asperges ! (Des asperges et des roses)
Qu’y a-t-il de comparable à l’apparition soudaine, toujours surprenante, des seins de Matilde ? Tout était blanc et tiède, et soudain, en un instant, tout est doré et chaud, suprême douceur brune qu’irradient les aréoles et les mamelons, perfection de l’ensemble, rondeur, monticules prodigieux. Il n’y a pas de miracle céleste, pense Enrique, comparable à cette vraie annonciation. Son cœur se démultiplie. La douce douceur douce. Rien que la répétition du mot donne – vaguement – un écho, une idée de cette sensation veloutée des seins de Matilde quand il les tient, en creux, dans la paume de ses mains. Le vent descend dans la clairière et tournoie sur la poitrine de Matilde sans qu’elle le sente. Elle remarque la chaleur des mains d’Enrique, elles lui semblent siennes. Leur chaleur s’infiltre dans ses veines, comme s’il lui versait du vin chaud dans le cœur, et que le cœur, obéissant, renvoyait le breuvage velouté jusqu’à la pointe de ses cheveux châtain. La vie de l’homme s’est condensée dans les paumes de ses mains : le poids vivant et tiède des seins de Matilde et, appuyé sur la naissance du delta de ses mains, le sommet très délicat des mamelons. Maintenant, ce sont le majeur et l’index qui ont ce privilège mais déjà, pour effacer ces faveurs imméritées, le privilège passe lentement au majeur et à l’annulaire. Côtés moelleux, il n’existe aucun soleil, aucune lune, aucune terre, aucun feu, aucune mer, aucun refuge, aucune nage, aucune course, aucune liqueur comparable. Enrique aimerait les voir un jour sans être vaincu par l’envie de les toucher ; il ne peut pas. Il les regarde, encore et encore, ça oui, après les avoir pétris, les avoir étreints, mais les voir, seulement les voir comme on voit la beauté, il n’y est jamais parvenu. « Idiot, tu ne les as pas vus suffisamment ? » (Du corsage de Matilde)
Max Aub (1903-1972) est un des grands écrivains espagnols du XXe siècle. Né à Paris de mère française et de père allemand, sa famille s’installe en Espagne quand éclate la Première guerre mondiale. Très vite, il adopte l’espagnol comme langue littéraire. Auteur très prolifique, il pratique tous les genres et compose une œuvre extrêmement variée. Engagé du côté républicain durant la Guerre civile d’Espagne, il s’exile en 1939, s’installe en France, est interné dans différents camps, mais réussit finalement à partir en 1942 au Mexique où il vivra jusqu’à sa mort. En 1972, la France lui attribue le titre de Commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres.