Traduit de l’espagnol par Isabelle Taillandier
Les cinq premiers chevaliers chevauchaient tout en devisant quand l’un d’entre eux dit soudain : « Compagnons, arrêtez-vous. Si je ne m’abuse, on vient. » Ils se cachèrent dans un bois qu’il y avait près du chemin et entendirent du bruit. Attentifs, ils virent s’approcher d’eux un noble maure sur un cheval rouan. Il était grand, son visage était agréable et il montait avec une belle prestance. Il portait une marlota rouge cramoisi et un albornoz damassé de la même couleur, bordé d’or et d’argent. Sur sa manche droite repliée était brodé le portrait d’une magnifique dame. Dans une main, il tenait une énorme et belle lance à deux fers, une adarga dans l’autre, et un cimeterre sur son flanc. Un long turban entourait sa tête, l’embellissant et le protégeant tout à la fois. Le maure approchait dans ce costume, fort élégant, chantant une chanson qu’il avait composée dans le doux souvenir de ses amours : « Né à Grenade / Elevé à Cartame / Pris d’amour à Coín / Près d’Alore / D’une belle Maure. » (pp. 29-30)
On m’appelle Abindarráez le Jeune pour me différencier d’un oncle, frère de mon père, qui porte le même prénom. J’appartiens à la famille des Abencérages de Grenade dont tu auras souvent entendu parler. Je souffre suffisamment maintenant sans avoir besoin de raviver les blessures du passé, mais je veux quand même te raconter ce qui suit.
Ma lignée était la fleur du royaume de Grenade et ses chevaliers surpassaient tous les autres en noblesse, habileté et courage. Ils étaient autant estimés du roi et de l’ensemble des chevaliers qu’aimés et respectés du peuple. Chaque fois qu’ils participaient à des combats, ils en sortaient vainqueurs, et se distinguaient par ailleurs dans toutes les joutes. Ils organisaient des fêtes et tout le monde copiait leurs parures si bien qu’on pouvait dire qu’ils faisaient la pluie et le beau temps, en temps de paix comme en temps de guerre. On dit que jamais on ne vit d’Abencérage mesquin, lâche ou malhabile. Nul ne pouvait se prétendre Abencérage sans courtiser une dame. Nulle ne pouvait se prétendre dame si elle n’était courtisée par un Abencérage. La fortune, jalouse de leur succès, voulut leur ruine. Voici comment. (p. 34)
Antonio de VILLEGAS (vers 1522-1578) est un écrivain espagnol, appartenant à une famille de nobles castillans. Lorsque les groupes les plus intransigeants prennent le pouvoir à la Cour, il s’installe à Medina del Campo (Castille et Léon). Il y publie Inventario, recueil de prose et de poésie, empreint des valeurs humanistes de son époque, et dans lequel on trouve sa nouvelle L’Abencérage. A côté de ses occupations littéraires, il se consacre à la viticulture.