Cela fait deux semaines que, la nuit, Agathe se réveille en sueur. Elle fait des rêves aux multiples versions comme les provoquent les souvenirs angoissants, les situations qui marquent par leur étrangeté ou leur férocité. Dans ces rêves, elle vit et revit une histoire qu’on lui a récemment racontée. A chaque fois, elle assiste au drame sans pouvoir en changer le cours. Quand elle se réveille, tremblante, elle a au cœur la sensation d’avoir survécu à un grave danger. Alors, elle se lève, va dans la cuisine, prépare un lait chaud, se remet au lit, prend un livre. L’angoisse diminue peu à peu, ses yeux se ferment et le livre tombe sur sa poitrine ; elle éteint la lumière et se rendort. Mais parfois l’angoisse reste et, malgré la fatigue, Agathe tourne et se retourne dans les draps, ressassant l’histoire, élaborant un tas d’hypothèses tout en sachant combien il est vain d’inventer le passé, surtout un passé qui ne lui appartient pas. Finalement, son esprit épuisé finit par s’endormir sans qu’elle s’en rende compte. Quand elle se réveille, il est tard. Agathe n’aime pas cela, elle a l’impression qu’on lui a volé sa journée. Cette nuit encore, elle a rêvé de cette histoire. Cette fois, elle décide d’en finir une bonne fois pour toutes. Agathe prépare du café, beaucoup de café, allume une cigarette et s’installe devant son ordinateur. (Le cri déchirant de la réalité)
Flore revient du collège où elle est affectée, dans la banlieue ouest de Paris. Une fois dans le RER, elle ne peut s’empêcher d’ouvrir son cartable et de prendre le manuel de latin que lui a gentiment prêté la documentaliste. Nous sommes début juillet, elle a deux mois pour préparer ses cours. Ses premiers cours. Flore a vingt-trois ans et veut être professeur depuis son enfance, professeur de Lettres pour pouvoir enseigner le latin, matière dont elle est tombée amoureuse avant même de la connaître parce que sur la couverture de son premier manuel, il y avait la fresque de Stabies représentant la déesse du printemps. Elle avait douze ans. Ce jour-là, elle a eu le sentiment de s’anticiper, de s’imaginer adulte avant même de l’être. Se voyant si légère, flottant dans le temps, au milieu de ces couleurs douces et chaudes, des mèches de cheveux blond vénitien s’échappant malicieusement du chignon fait à la va-vite, elle s’est aimée. (Aucun talent pour le désespoir)
Isabelle TAILLANDIER (née en 1961) a fait des études de Littératures hispaniques et de Lettres Modernes. Elle a vécu pendant douze ans en Espagne, en Allemagne et en Suisse alémanique où elle a enseigné le Français Langue Etrangère (FLE). Rentrée en France, elle a soutenu une thèse de doctorat en littérature comparée sur la réception de la littérature espagnole dans l’édition et la presse françaises. Elle enseigne actuellement le FLE dans un établissement privé d’enseignement supérieur et collabore à des manuels pédagogiques. Les nouvelles, elle les écrit… ou les traduit de l’espagnol et de l’allemand.