Ce que l’on aime généralement dans la photographie de famille, c’est qu’elle nous restitue son histoire. Ce qui nous intéresse, ce n’est pas tant – ou pas seulement – le moment de l’image volé au temps, que le temps qu’il nous rend malgré lui, malgré nous. Lorsque je regarde une photo où figurent des visages familiers, d’autres images – mentales celles-là – s’agrègent. Une narration s’élabore, une suite de petits riens qui me ramènent à moi-même, à celui que je fus. La photo est, dans ce cas-là, un retour : à la mémoire, dans le passé, verbal. Mais l’image de mes arrière-grands-parents me projette dans un continuum d’où je ne peux rien ramener. J’en reviens les mains vides, et frustré. (Voyage sans retour)
Une enfant est assise dans un escalier, à l’extérieur d’une maison. Tout est blanc, lumineux, à l’exception d’un filet d’ombre qui court le long des marches. Il fait chaud. L’enfant aux couettes, nouées par deux rubans, regarde le tissu de sa robe claire qu’elle a peut-être tachée. Elle ne sourit pas, ne regarde pas l’objectif, ni celui ou celle qui la photographie. Elle est tout à son geste, à son occupation.
« Qui est-ce ? », demande Oscar, mon fils de six ans. Je lui réponds que c’est ma maman. Il me regarde, souriant et dubitatif.
« Mais non, papa, c’est une petite fille !
– Oui, mais cette petite fille est ma maman quand elle était enfant.
– Alors, ce n’était pas ta maman, conclut-il ».
Il est vrai que les photos sont par nature anachroniques. Nous les lisons à la lumière du présent alors qu’elles nous racontent un passé coupé du temps. Sur cette photo, Oscar a raison, ce n’est pas ma mère. C’est une enfant de trois ans, Marie-Christine Lopez, à Rabat, en 1952, probablement un jour d’été. Dire que ma mère y est représentée, c’est dénaturer ce temps figé, le fondre dans un continuum infini, c’est dérober à l’enfance de ma mère un instant qui lui appartient.
« Qui est-ce ?
– C’est une enfant de trois ans que je ne connais pas vraiment. Elle s’appelle Marie-Christine Lopez.
– Oh, comme ta maman !
– Oui, comme ma maman… » (L’art de la confusion)
Arnaud GENON (né en 1975) travaille depuis plusieurs années sur la littérature de soi et l’autofiction. Il a publié Tu vivras toujours (2016), Mes écrivains. Une histoire très intime de la littérature, ou pourquoi j’ai commencé à écrire (2018), Vivre sans amis, ou comment j’ai (temporairement) quitté Facebook (2020), ainsi que plusieurs ouvrages sur Hervé Guibert.