Traduit du turc par Noémi Cingöz
Je fis le rêve suivant : c’est l’enterrement de ma défunte grand-mère maternelle. Il a lieu en plein milieu d’un champ de tournesols où se trouve une pierre tombale. Tous les tournesols regardent en direction du cercueil posé sur cette pierre, et ma défunte grand-mère, assise dans le cercueil ouvert, est en train de tricoter. En me voyant, elle dit : « Ah Yahya, c’est toi mon garçon ? » Je m’apprête à dire « Comment ça ? Tu n’es pas morte, grand-mère ? Ce n’est pas ton enterrement ? Te voilà assise bien en vie dans le cercueil, comment est-ce possible ? » Puis je me tais, craignant, si je lui rappelle qu’elle est morte, qu’elle puisse subitement mourir pour de bon. Tout à coup, deux hommes me prennent par le bras et me disent : « Viens, c’est toi qui va célébrer l’enterrement. » Puis ils m’amènent dans la salle des ablutions où je vois mon reflet dans un miroir. Mais ce n’est pas mon visage. C’est celui de ma grand-mère et il est jaune. Pas jaune comme serait un mort. Plutôt jaune comme si la peau était couverte de safran. Je me retrouve ensuite à nouveau face au tombeau. Ma grand-mère ne cesse de tricoter. Quel que soit ce pan en laine jaune qu’elle tient entre les mains, une couverture, un kilim ou bien un couvre-lit, elle a tant œuvré qu’elle semble avoir tricoté tout le champ avec pour mailles les pétales jaunes des tournesols. Cet immense champ, qui nous entoure, est sorti des aiguilles à tricoter de ma grand-mère. (Monsieur)
La tension à l’intérieur de sa tête s’accrut. Il avait l’esprit tendu comme une corde de violon serrée à l’extrême. Autour du petit animal, qui demeurait là telle une statue, se mirent à clignoter des éclats de lumière vifs et colorés. Özkan perdit l’équilibre et s’appuya sur le tableau de commandes à côté de lui. De ce tableau émergeait une grande manette. Il se dit intérieurement « N’abaisse pas cette manette, ne l’abaisse pas. » Sa voix, comme si elle traversait un étroit tube en métal, se répercuta en écho dans sa poitrine. S’il l’abaissait, l’eau du barrage se déverserait sur les champs et détruirait les récoltes ; s’il l’abaissait les avions s’écraseraient, les barrières des passages à niveau se lèveraient et les voitures passeraient sous les trains, les portes des cages aux lions se relèveraient, peut-être que la terre se fendrait de toute part et détruirait les ponts et les tunnels. « N’abaisse pas cette manette ! Surtout ne l’abaisse pas ! » S’il abaissait cette manette, le sulfate d’ammonium contenu dans les silos, susceptible de se décomposer brutalement, s’écoulerait sur les bandes de transport et le dioxyde de soufre qui en sortirait, gorgé de poudre toxique, répandrait sur toute la ville une fumée puante. Elle la couvrirait. La couvrirait de jaune. (Episode nocturne)
Mahir Ünsal ERIŞ est un écrivain turc, également traducteur de l’anglais et de l’hébreu. Il a publié en Turquie trois romans et cinq recueils de nouvelles pour lesquels il a reçu différentes récompenses, dont le prestigieux prix Sait Faik. Il vit actuellement au Royaume-Uni.