Traduit de l’espagnol par Isabelle Taillandier
Il fait frais. Le jour s’est levé malgré un ciel gris métallisé, très sombre. A une époque, Lorenzo aurait deviné, serait tombé juste, aurait même précisé le nombre de jours où la terre se gorgerait d’eau. Maintenant, il n’ose même pas affirmer qu’il va pleuvoir car l’atmosphère a changé, le temps est différent. Lorenzo réfléchit un instant. Dans le temps, ces connaissances passaient d’une génération à une autre, apprises pendant des centaines d’années, des milliers, la vie entière de l’homme. Soudain, en quelques lustres seulement, le monde a changé comme lorsqu’on se rase en dix minutes et qu’on devient quelqu’un de différent. Quelque chose ne tourne pas rond. Lorenzo ne veut pas penser que c’était mieux avant, que le monde est en constant déclin, parce que ce sont des pensées de vieux. Mais il a beau tourner la chose dans tous les sens, il en revient toujours au même point. Cela l’angoisse, même s’il sait qu’il ne verra pas le changement.
« C’est un clavecin. Vous n’en aviez jamais entendu ? » Lorenzo nie de la tête, silencieux, au cas où. L’un des étrangers fait un signe et tous se préparent. Alors, la magie commence, Lorenzo est saisi. Il sourd du clavier et du grand violon dont la tête est une très belle sirène, une musique qui parcourt tous les recoins de l’ermitage et semble se perdre à l’extérieur dans la brise. Une à une, les mélodies alternent, se poursuivent, se rencontrent et s’éloignent, elles semblent lutter pour prédominer. De cette bataille, beaucoup de choses surgissent, toutes faites de volutes de musique : des étincelles de son, le pincement des cordes que l’archet frotte ou que frappe chaque touche du clavecin. Lorenzo, en extase, ne sait plus quel instrument regarder. Comme un enfant qui assisterait à l’inauguration d’une invention, il observe, absorbé, hyperesthésie totale, l’ouïe inondée de musique, de plaisir, de joie. Dans chaque nouvelle ébauche du timbre mélancolique, Lorenzo voit, concentré, la douleur d’une vie, l’énigme des choses, le chant sublime de la terre, la lumière crépusculaire du soleil.
Francisco Silvera (né en 1964) est un écrivain espagnol, également professeur de philosophie dans un lycée de la région de Huelva (Andalousie). Il a publié des recueils de poèmes, des récits et de nombreux essais, notamment sur les poètes andalous Juan Ramón Jiménez et Antonio Carvajal. Également musicien, il adore la musique classique et joue de la guitare électrique dans un groupe de rock.