Traduit de l’espagnol par Isabelle Taillandier
Les compagnes de travail d’Antonia la regardaient avec compassion. De temps en temps, au milieu du brouhaha des conversations et des disputes, on percevait un court échange, à voix basse, entrecoupé d’exclamations d’étonnement, d’indignation et de pitié. Tout le lavoir connaissait parfaitement les malheurs de la servante et y trouvait l’occasion de commentaires interminables. Personne n’ignorait que l’infortunée, mariée à un garçon de boucher, habitait, il y a des années, avec sa mère âgée et son mari, dans un quartier à l’extérieur de la ville. La famille vivait bien grâce au travail assidu d’Antonia et à l’argent économisé par la vieille femme du temps qu’elle était revendeuse, brocanteuse et prêteuse sur gages. Personne surtout n’avait oublié le soir funeste où la vieille femme avait été assassinée : on avait retrouvé réduit en miettes le couvercle du coffre où elle gardait sa fortune ainsi que divers bijoux et pendeloques en or. Personne n’avait oublié l’horreur ressentie quand on avait appris que le voleur et l’assassin n’était autre que le mari d’Antonia, selon les déclarations de cette dernière. Elle avait ajouté que cela faisait longtemps que le désir de s’approprier l’argent de sa belle-mère rongeait le criminel qui désirait ouvrir sa propre boucherie. Cependant, s’appuyant sur le témoignage de deux ou trois compagnons de taverne, l’accusé réussit à se forger un alibi, tant et si bien qu’il finit par semer le doute et que, au lieu d’être condamné au gibet, il s’en sortit avec une peine de vingt ans de prison. (L’amnistie)
Águeda devinait chez Fausto une indifférence cachée, elle expérimentait par moments une certaine sécheresse de mauvais augure. Elle n’ignorait pas qu’aux premières brises de l’automne, son bien-aimé émigrerait à Madrid où ses aptitudes artistiques lui promettaient célébrité et succès. Au milieu de la plus grande exaltation, elle notait en elle-même un abattement soudain, la conviction du caractère éphémère de son aventure. Un jour, elle pressa Fausto de questions insistantes : « Tu m’aimes vraiment ? Vraiment, tu m’aimes ? Je te plais ? Suis-je vraiment la femme qui te plaît le plus ? Dis-moi la vérité, sois franc… Je te promets de ne pas me fâcher ou me désoler. » Fausto, souriant, flatteur, de nouveau très galant, lâcha finalement une partie de la vérité et déclara le plus exactement possible : « Guedita, tu es très jolie… très belle, sincèrement… Tu as un teint de lait et de rose, des traits réguliers, des yeux de velours noir, une taille que l’on peut ceindre d’un seul bras… La seule chose qui te desserve… comme ça… un peu… c’est cette satanée dentition. Si tu ne l’avais pas… ma chérie, tu serais un vrai tableau de Murillo ! » Águeda se tut, contrite et honteuse, mais dès que Fausto fut parti, elle se précipita vers son miroir. (Le dentier)
Emilia PARDO BAZÁN (1851-1921) est une femme de lettres espagnole, introductrice du naturalisme zolien en Espagne. En 1886, elle publie son roman naturaliste le plus célèbre, Le Château d’Ulloa. Elle est surtout connue pour les quelque cinq cents nouvelles qu’elle a publiées entre 1885 et 1912. Fervente avocate de la revalorisation de la place de femme dans la société, elle se bat notamment pour le droit des femmes à une instruction de même niveau que celle accordée aux hommes.